Quelque part dans Melbourne,
au milieu des années 1990, une petite réunion informelle se tient. Comme souvent en Australie, des situations se débloquent autour d’un barbecue. À la table, des membres de SouthMelbourne, club fondé en 1959 par des immigrés grecs. Aumenu, la nomination d’un nouvel entraîneur, et parmi les convives, Ange Postecoglou, l’adjoint qui a géré un intérim de trois matches. “Beaucoup ne comprenaient pas à quel point il voulait le poste. Sa candidature n’avait même pas été évoquée, se rappelle l’hôte, Peter Filopoulos, directeur général à l’époque. Il est entré dans la discussion et a tenu un plaidoyer de vingt minutes. Les membres du board étaient bouche bée. Il a été époustouflant. Après un silence, le vice-président a dit : «Ange, tu es le prochain coach, mon pote !»” Saison 1996-1997, le voilà lancé. Pour son premier job, les débuts sont difficiles: une seule victoire en sept matches. “S’il n’avait pas gagné le huitième, on ne serait peut-être pas là aujourd’hui à parler de l’histoire d’Ange Postecoglou. Et c’est l’un de sesmeilleurs potes qui lui a sauvé lamise avec un but un peu pourri à la 87eminute.” C’est le déclic. Il remporte deuxtitres de champion d’Australie (1998 et 1999) ainsi que la Coupe des champions d’Océanie (1999). Cette dernière lui permet d’affronter Manchester United (0-2) à la premièreCoupe dumonde des clubs en2000 au Brésil. Plus d’un quart de siècle après ce barbecue, Ange (58 ans) est devenu le premier Australien à entraîner en Premier League. Sous ses ordres, les Spurs – cinquièmes – ont effectué un très bon départ, en restant invaincus et leaders après dix journées. Lui a été élu meilleur coach lors des trois premiersmois. À Tottenham, au sortir d’une huitième place en Championnat, il a hérité d’une équipe à reconstruire, orpheline du capitaine Harry Kane. La transformation, encore imparfaite, a été radicale. Nommé cet été, il sortait d’un triplé avec le Celtic, totalisant cinq trophées en deux ans (Champion d’Écosse 2022 et 2023; Coupe d’Écosse 2023; Coupe de la Ligue 2022 et 2023) dans un club où il fallait, là-aussi, tout rebâtir.
Un papa fan de l’AEK Athènes, lui de Bill Shankly et Liverpool
Mais pour comprendre le rapport de Postecoglou au ballon rond, il faut remonter le temps. Il naît en 1965 dans la banlieue d’Athènes, tout proche du stade de l’AEK, dont son père est un inconditionnel. Avec le coup d’État des généraux deux ans plus tard, ses parents perdent leur travail et décident de fuir le régime. Au terme d’un long périple de trente jours en ferry, Liz, sa grande soeur, Voula, samère, Jim, son père, et Ange, 5 ans, débarquent en Australie. Sans argent, ni maison ni maîtrise de la langue. Chaque jour, il voit son père trimer du matin au soir. Les rares moments de partage se font quand le fiston écoute papa lui causer de Leeds, du Real Madrid d’AlfredoDi Stéfano, des Pays-Bas de l’emblématique Johan Cruyff. Le foot est la dernière chose qui rattache Jim, le papa, à la Grèce. Chaque communauté avait son club. “Nos parents travaillaient du lundi au vendredi, parfois le samedi, se souvient Peter Filopoulos, son ami et ancien dirigeant, déraciné comme lui. Le dimanche matin, on allait à l’église avec eux. L’après-midi, on regardait du foot avec nos compatriotes, comme une récompense après une semaine de labeur.” L’occasion de parler et de manger grec, de partager des souvenirs. En parallèle, Ange dévore des bouquins, regarde des bribes de foot anglais tarddans la nuit ou avec une semaine de retard. Ses modèles se nomment Bill Shankly (entraîneur de Liverpool, 1959-1974), BobPaisley (joueur, puis coach desReds, 1974-1983) ou KennyDalglish (attaquant du Celtic, puis de Liverpool). “Il étudiait beaucoup le jeu. C’était un passionné de Liverpool. Il lisait énormément sur Shankly, cherchait à comprendre ces grands techniciens et à créer sa propre philosophie.”
Interprète et chauffeur pour Puskas
Avant l’entraîneur, il y a eu “un latéral gauche qui n’aimait pas défendre”, international australien (4 sélections de 1986 à 1988), qui a rejoint SouthMelbourne à l’âge de 9ans. Il gravit les échelons, remporte deux titres (1984 et 1991), dont le second comme capitaine de son mentor Ferenc Puskas. Le dauphin du Ballon d’Or 1960 ne parle pas anglais, mais a entraîné en Grèce, alors Ange joue l’interprète, etmême le chauffeur. LeHongrois, idole de papa, est une inspiration pour sa deuxième carrière, celle de coach, contrainte et forcée à la suite d’une blessure survenue à 27 ans. Auréolé de ses succès avecSouth Melbourne, il est catapulté à la tête des jeunes de l’Australie. Rien ne se passe comme prévu. Après avoir échoué à se qualifier pour la Coupe dumonde U20, une interview télévisée très critique et musclée avec Craig Foster, ancien international, fait de gros dégâts. Devenu “inemployable”, il entame une traversée du désert qui le conduit en D3 grecque en 2008. Et lorsque le jeune coach est proche de fairemonter Panachaïki en D2, des problèmes internes le poussent dehors. De retour en Australie, il n’a plus de logement et vit chez sa bellemère. Le boulot se fait rare. Il officie en Ligue semi-pro régionale et devient consultant pour Fox Sports. “Même au plus bas, il n’a jamais abandonné ses ambitions”, martèle Peter Filopoulos. À raison, puisqu’en octobre 2009, l’opportunité arrive avecBrisbane Roar, enA-League.
L’obsession du détail, le charisme, les principes offensifs
C’est une révolution. Des tauliers sont écartés, le coach veut faire les choses à sa façon. Résultat: deux titres de champion (2011 et 2012), une série de 36 matches sans défaite, et un surnom pour son équipe, “Roarcelona”, non sans rappeler le Barça dePep Guardiola. “Tout le monde jouait défensif, mais lui voulait du foot offensif, rapide, avec le ballon en mouvement. Ils ont détruit tout le monde”, applaudit en observateur son ex-dirigeant à SouthMelbourne. Gonflé à bloc, Postecoglou décide de tenter un nouveau challenge au Melbourne Victory. Mark Milligan, ancien capitaine des Socceroos, qui le connaît depuis les sélections jeunes, est sollicité: “Sa seule présencem’a fait revenir. Chaque jour, j’étais testé, j’apprenais, je ressortais plus fort.” Un an après, à quelquesmois du Mondial 2014, les Socceroos, placés dans une poule avec l’Espagne, leChili et les Pays- Bas, viennent de subir deux cinglantes défaites 0-6 contre leBrésil et la France. Ange Postecoglou est appelé au secours fin 2013. Il va rapidement revivifier tout un pays. AnteMilicic était son adjoint. “Je dis toujours que ça a été mon doctorat en coaching. Après avoir travaillé avec lui, je me sentais prêt à prendre n’importe quel poste.” L’équipe perd ses trois matches, mais est loin d’être ridicule. “Les huit semaines de prépa ont été parmi les plus éreintantes de ma vie, se rappelle Mark Milligan, qui pointe l’obsession des détails du boss. Il voyait tout. Si tu ralentissais, ça pouvait te coûter ta place. La clé, c’était la confiancemutuelle. Que mon coéquipier bosse aussi dur que moi, qu’il croie autant que moi en notre philosophie.”
Le Mondial 2018, regrets éternels
Début 2015, sur son sol, Postecoglou offre à l’Australie sa premièreCoupe d’Asie. “Il faut vite saisir ce qu’il pense, prévient Ante Milicic, son ancien adjoint. Je prenais toujours des notes en première période. À la pause, je cochais les points qu’il abordait pour être certain que j’allais dans la bonne direction.” Pour décrocher ce trophée, et tout au long de sa carrière, il s’appuie sur un staff de confiance. “Il ne fait pas de microgestion. Il te donne beaucoup de responsabilités, tu es libre de penser. En même temps, tu ne veux pas le décevoir, tu as le couteau sous la gorge, mais d’une manière positive.” Ange veille à garder une certaine distance. “Il ne baissait jamais trop longtemps sa garde”, glisse Milligan. AnteMilicic: “Si on jouait le jeudi, il ne disait pas un mot ni lundi ni mardi. Pendant un rassemblement, tu ne le vois pas. Il ne traîne pas dans le hall, à prendre des cafés, à se balader…” Dans son esprit, ce succès continental n’est que la première étape pour changer lesmentalités. “Il a amené un autre niveau de respect pour nous, les joueurs. Tant qu’on pratiquait un jeu offensif, même si ça ne se passait pas bien, il assumait toute la responsabilité. Il nous enlevait cette peur.” L’ex-capitaine, malgré la distancemise parfois avec les joueurs, souligne une dimension humaine. “Pendant une causerie, il s’adresse au groupe, mais il possède cette incroyable capacité à la rendre personnelle et agréable. Il sait sur quel bouton appuyer, même si c’estm’engueuler pour pousser un autre.” Une aura, un charisme naturel. “Ça ne s’apprend pas. Il sait quels sont les bons messages, pas les clichés habituels. Tout a une signification”, abonde Milicic. Pour ce groupe soudé, leMondial 2018 est en ligne de mire. La qualification est laborieuse, l’Australie passe par les barrages. Coup de tonnerre: ce sera sans Postecoglou, qui claque la porte en novembre 2017. Une décision encore floue aujourd’hui. “À partir de 2015, il a fait des changements pour préparer les trois années à venir. À l’extérieur, les gens ne comprenaient pas”, regretteMilligan. Un jeu balbutiant, des résultats mitigés… Les critiques s’intensifient. “C’était difficile à accepter, on avait traversé tellement de choses ensemble. Ça aurait été l’apogée de nos carrières, on aurait souhaité voir où nous conduirait cet acte final.” Sur ce sujet, Postecoglou a déjà évoqué sa déception que la Coupe d’Asie n’ait pas été le tournant majeur qu’il espérait pour l’Australie. “Je ne crois pas que le football australien pouvait suivre son ambition”, avoue son ancien adjoint.
Scepticisme puis reconnaissance?
Depuis, l’entraîneur et saméthode (“Ange- Ball”) ont tracé leur chemin. Triomphant au Japon – un titre de champion en 2019 avec Yokohama F. Marinos – et enÉcosse, il est parti à la conquête de l’Angleterre. À Brisbane, Melbourne, auCeltic, Postecoglou a fait des choix forts pour tailler un effectif à sa guise. À chaque fois, loin d’être premier sur la shortlist, il s’est imposé sans jamais renier ses principes, toujours face au scepticisme de la presse et des fans au départ. “Il est beaucoup trop intelligent pour tous ces gens. Il a cinq coups d’avance sur tout le monde, réplique AnteMilicic. On ne lui a jamais déroulé le tapis rouge. C’est pour ça qu’il n’est pas décontenancé, il ne reculera pas et ne changera pour personne.” Et Ange Postecoglou le dit lui-même: en vingt-six ans de carrière, il est resté le même. “L’autre jour, après une réunion en Croatie, onm’appelle : «C’est toi qui as bossé avec le coach de Tottenham?» Le ton a changé, s’amuse AnteMilicic. Je pensais juste qu’il atteindrait ce niveau plus tôt.” Aujourd’hui, il a enfin un début de reconnaissance. Reste à voir si la suite sera aussi belle qu’en début de saison alors que ses Spurs, avec trois défaites, se sont essouflés en novembre.